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Le contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies connaît un tournant décisif. Cette question préjudicielle pourrait bouleverser l’équilibre du droit commercial européen et remettre en cause près d’une décennie de jurisprudence.

, soulevant ainsi des interrogations fondamentales sur l’application du droit européen aux litiges commerciaux internationaux. L’enjeu est considérable : déterminer si cette action relève du contrat ou du délit conditionne la loi applicable, la juridiction compétente et l’opposabilité des clauses contractuelles.

Les origines d’un litige aux dimensions européennes

La société chypriote a alors invoqué la rupture brutale des relations commerciales établies sur le fondement du droit français.

Ce dossier illustre parfaitement les difficultés rencontrées dans les litiges commerciaux transfrontaliers. Lorsque des entreprises de différents États membres de l’Union européenne entretiennent des relations d’affaires, la question de la qualification juridique de l’action en rupture brutale devient cruciale. Elle détermine notamment quelle juridiction sera compétente pour trancher le litige et quelle loi sera appliquée.

La complexité du dossier réside dans la coexistence d’une relation contractuelle expresse, soumise au droit de Jersey, et d’une action fondée sur une disposition légale française protectrice. Cette situation soulève une interrogation fondamentale : l’action en rupture brutale doit-elle être analysée à travers le prisme du contrat liant les parties ou comme une responsabilité extracontractuelle fondée sur la violation d’une obligation légale autonome ?

La jurisprudence Granarolo : un précédent controversé

Cette décision avait marqué un tournant majeur dans l’appréhension européenne de la rupture brutale.

Cette position avait surpris les praticiens du droit français, habitués à considérer cette action comme relevant de la responsabilité délictuelle.

L’arrêt Granarolo reposait sur l’idée que l’existence d’une relation commerciale établie, même sans contrat-cadre formel, crée un lien de nature contractuelle entre les parties. Selon cette logique, la rupture de cette relation s’analyse comme la violation d’une obligation née de ce rapport contractuel, justifiant ainsi la qualification contractuelle de l’action en réparation. Cette approche avait des conséquences pratiques importantes, notamment en rendant opposables aux parties les clauses du contrat relatives à la loi applicable et à la juridiction compétente.

L’arrêt Wikingerhof : un revirement inattendu

Cette nouvelle orientation a semé le trouble dans la communauté juridique européenne.

Dans l’affaire Wikingerhof, la CJUE était saisie d’une question relative aux pratiques anticoncurrentielles.

Cette décision a introduit un critère déterminant : la nécessité ou non d’interpréter le contrat pour statuer sur le litige. Si l’action repose exclusivement sur la violation d’une obligation légale, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les stipulations contractuelles, elle relève de la matière délictuelle. À l’inverse, si l’analyse du contrat est indispensable, la qualification contractuelle s’impose. Cette distinction, apparemment claire en théorie, soulève de nombreuses difficultés d’application en pratique, notamment pour la rupture brutale.

La position ambivalente de la Cour de cassation française

La jurisprudence française a toujours considéré, en droit interne, que l’action en rupture brutale relève de la responsabilité délictuelle.

Cette distinction entre les litiges intra-européens et extra-européens révèle la complexité du système actuel.

L’approche française repose sur l’idée que l’action en rupture brutale sanctionne la violation d’une obligation légale autonome, indépendante de toute stipulation contractuelle. L’article L.442-1, II du Code de commerce impose à tout opérateur économique de respecter un préavis raisonnable avant de rompre une relation commerciale établie. Cette obligation existe par elle-même, sans qu’il soit nécessaire qu’elle soit prévue dans un contrat. C’est pourquoi, en droit français pur, cette action a toujours été qualifiée de délictuelle.

Les enjeux pratiques de la qualification juridique

La qualification de l’action en rupture brutale comme contractuelle ou délictuelle emporte des conséquences juridiques majeures. En matière de compétence juridictionnelle, si l’action est contractuelle, les clauses attributives de juridiction insérées dans les contrats s’appliquent. Si elle est délictuelle, le demandeur peut saisir le tribunal du lieu où le dommage s’est produit, offrant ainsi une plus grande flexibilité.

Cette possibilité inquiète les défenseurs de la protection des entreprises victimes de ruptures brutales, car elle permettrait de contourner les dispositions protectrices du droit français.

La loi applicable au litige constitue un autre enjeu crucial. En matière contractuelle, le règlement Rome I prévoit que les parties peuvent choisir la loi applicable à leur contrat. En matière délictuelle, le règlement Rome II désigne généralement la loi du pays où le dommage survient. Pour une entreprise française victime d’une rupture brutale, la qualification délictuelle garantit l’application du droit français protecteur, tandis que la qualification contractuelle pourrait conduire à l’application d’une loi étrangère moins favorable, si les parties l’ont choisie.

Les divergences jurisprudentielles au sein de l’Union

L’incertitude juridique actuelle nuit à la prévisibilité du droit et complique la gestion des relations commerciales internationales.

Les praticiens du droit des affaires se trouvent aujourd’hui dans une situation délicate. Ils doivent conseiller leurs clients sur la stratégie contentieuse à adopter sans savoir avec certitude quelle qualification retiendra finalement la CJUE. Cette insécurité juridique affecte également la rédaction des contrats commerciaux internationaux : faut-il insérer des clauses de choix de loi et de juridiction en espérant qu’elles seront opposables, ou considérer qu’elles seront écartées si l’action en rupture brutale est qualifiée de délictuelle ?

Cette fragmentation du régime juridique selon la nationalité des parties crée une complexité supplémentaire et soulève des questions d’égalité de traitement entre les opérateurs économiques.

Les arguments en présence devant la CJUE

Cette formulation suggère une préférence claire de la haute juridiction française.

Les arguments en faveur de la qualification délictuelle sont nombreux. D’abord, l’action en rupture brutale sanctionne la violation d’une obligation légale d’ordre public, qui s’impose aux parties indépendamment de leur volonté. Ensuite, cette action vise à compenser le préjudice causé par l’absence de préavis, et non à sanctionner l’inexécution d’une obligation contractuelle. Enfin, la qualification délictuelle permet de préserver l’effectivité des règles protectrices nationales en matière de pratiques commerciales.

À l’inverse, les partisans de la qualification contractuelle soutiennent que la rupture brutale ne peut se concevoir qu’au sein d’une relation commerciale préexistante, qui constitue le socle contractuel de l’action. Ils estiment que la sécurité juridique exige de respecter les choix contractuels des parties, notamment en matière de loi applicable et de juridiction compétente. Cette approche favorise la prévisibilité et la stabilité des relations commerciales internationales.

Les implications pour le droit commercial européen

La future décision de la CJUE aura des répercussions considérables sur l’ensemble du contentieux commercial en Europe. Si la Cour confirme la qualification délictuelle, elle renforcera la protection des entreprises victimes de ruptures brutales en leur permettant de bénéficier des règles protectrices de leur droit national. Cette solution favoriserait également l’harmonisation des solutions jurisprudentielles au sein de l’Union européenne.

En revanche, si la CJUE maintient la qualification contractuelle issue de l’arrêt Granarolo, elle privilégiera la liberté contractuelle et l’autonomie de la volonté des parties. Cette approche pourrait cependant affaiblir l’effectivité des législations nationales protectrices, dans la mesure où les parties pourraient les contourner par des clauses contractuelles appropriées. Le risque serait alors de créer un déséquilibre au détriment des entreprises en position de faiblesse dans la négociation contractuelle.

Vers une clarification attendue du droit européen

Les professionnels du droit, les entreprises et les juridictions nationales attendent avec impatience cette clarification.

L’enjeu dépasse largement le cadre technique de la qualification juridique. Il s’agit de déterminer l’équilibre entre, d’une part, le respect de la liberté contractuelle et de l’autonomie de la volonté des parties dans les relations commerciales internationales et, d’autre part, la protection des opérateurs économiques contre les comportements abusifs. La CJUE devra également veiller à assurer la cohérence de sa jurisprudence et la prévisibilité du droit applicable.

La réponse de la CJUE pourrait également influencer l’évolution des législations nationales en matière de pratiques commerciales. Si la Cour opte pour une qualification délictuelle, elle confortera les États membres dans leur volonté de protéger les entreprises contre les ruptures brutales. Si elle privilégie la qualification contractuelle, certains États pourraient être tentés de renforcer leurs règles d’ordre public pour préserver l’effectivité de leur législation protectrice face aux clauses contractuelles dérogatoires.

La décision du 2 avril 2025 de la Cour de cassation marque un tournant potentiellement historique dans le contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies. En interrogeant la CJUE sur la qualification juridique de cette action, la haute juridiction française remet en question près de dix ans de jurisprudence européenne et ouvre la voie à une possible refonte du régime applicable aux litiges commerciaux transfrontaliers. L’issue de cette question préjudicielle déterminera l’équilibre futur entre protection des entreprises et liberté contractuelle au sein de l’Union européenne.

Les mois à venir seront décisifs pour l’avenir du droit commercial européen. La CJUE dispose d’une occasion unique de clarifier sa jurisprudence et d’apporter la sécurité juridique dont les opérateurs économiques ont besoin. Quelle que soit la solution retenue, elle devra concilier les impératifs parfois contradictoires de prévisibilité du droit, de protection des parties faibles et de respect de l’autonomie de la volonté. La communauté juridique européenne attend donc avec une attention particulière cette décision qui redessinera les contours du contentieux de la rupture brutale pour les années à venir.

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