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Le 2 avril 2025, la première chambre civile de la Cour de cassation française a pris une décision majeure en décidant de suspendre sa décision dans un contentieux commercial pour interroger la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette question préjudicielle porte sur un enjeu fondamental : la nature juridique de l’action en responsabilité pour rupture brutale de relations commerciales établies. Cette saisine intervient dans un contexte de divergences jurisprudentielles profondes entre le droit français et le droit européen.

L’affaire à l’origine de ce renvoi préjudiciel oppose une société française, Héli-Union (devenue Sabena Technics Helicopters), à une société chypriote, Ofsets Limited. Leur relation commerciale, établie depuis 1995 pour la mise à disposition de personnels spécialisés dans l’aviation, a été brutalement rompue en 2020. Le contrat prévoyait l’application du droit de l’île de Jersey, mais la société chypriote a néanmoins assigné son partenaire français devant les juridictions françaises sur le fondement de l’article L.442-1, II du Code de commerce, qui sanctionne la rupture brutale des relations commerciales établies.

Les enjeux de la qualification juridique

La question posée à la CJUE revêt une importance capitale pour l’ensemble des acteurs économiques européens. Selon que l’action en rupture brutale est qualifiée de contractuelle ou de délictuelle, les conséquences juridiques diffèrent radicalement. Cette qualification détermine non seulement la loi applicable au litige, mais également la juridiction compétente pour en connaître.

Dans le cas d’espèce, cela signifierait l’application de la loi de Jersey, qui ne prévoit pas de protection particulière contre la rupture brutale. À l’inverse, si l’action est considérée comme délictuelle,

Cette distinction revêt une importance particulière pour les entreprises françaises, car la législation française offre une protection spécifique contre les ruptures brutales de relations commerciales. L’article L.442-1, II du Code de commerce impose en effet un préavis raisonnable tenant compte de la durée de la relation commerciale, une obligation qui n’existe pas dans la plupart des autres législations européennes. La qualification retenue par la CJUE déterminera donc si les entreprises françaises pourront bénéficier de cette protection dans leurs relations commerciales internationales.

L’arrêt Granarolo et la position européenne

Cette décision, rendue dans l’affaire opposant la société italienne Granarolo à son distributeur français Ambrosi, a marqué un tournant dans la jurisprudence européenne.

L’arrêt Granarolo établit que l’existence d’une relation contractuelle tacite doit être appréciée au regard d’un faisceau d’indices.

Cette approche européenne se distingue radicalement de la position traditionnelle des juridictions françaises. Cette divergence crée une situation juridique complexe où la qualification de l’action dépend du cadre juridique applicable, européen ou purement interne.

L’arrêt Wikingerhof et l’évolution de la jurisprudence

Cette décision a introduit un critère plus strict pour la qualification contractuelle.

L’arrêt Wikingerhof concernait un litige relatif à l’abus de position dominante. La CJUE y a affirmé que lorsque l’action est fondée exclusivement sur la violation d’une obligation légale, sans lien direct avec l’interprétation du contrat, la qualification délictuelle doit prévaloir. Cette jurisprudence a ouvert la voie à une possible remise en cause de l’approche adoptée dans l’arrêt Granarolo.

C’est précisément cette incertitude qui justifie le renvoi préjudiciel du 2 avril 2025, la Cour de cassation souhaitant obtenir une clarification de la position européenne.

La position française en droit international

Cette décision confirme que la qualification délictuelle demeure la règle en droit français.

Cette position s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence française traditionnelle, qui considère que l’action en rupture brutale trouve son fondement dans une obligation légale et non dans le contrat liant les parties.

Cette dualité de qualification pose des difficultés pratiques importantes pour les entreprises, qui doivent adapter leur stratégie contentieuse en fonction de la nationalité de leur cocontractant. Elle soulève également des questions de cohérence juridique, puisqu’une même action peut recevoir des qualifications différentes selon le contexte international dans lequel elle s’inscrit.

Les implications pour les relations commerciales internationales

La réponse que donnera la CJUE aura des répercussions considérables sur les relations commerciales au sein de l’Union européenne. Si la qualification contractuelle est confirmée, les entreprises étrangères pourront plus facilement échapper à l’application du droit français en prévoyant dans leurs contrats l’application d’une loi étrangère ne connaissant pas la notion de rupture brutale.

Cette situation est particulièrement préoccupante dans le contexte des relations entre fournisseurs français et centrales d’achat européennes. Une qualification contractuelle permettrait aux centrales d’achat de contourner cette protection en imposant l’application d’une loi étrangère.

À l’inverse, si la CJUE adopte une qualification délictuelle, alignant ainsi sa jurisprudence sur celle de l’arrêt Wikingerhof, les entreprises françaises victimes de ruptures brutales pourront plus facilement invoquer la protection du droit français.

La question de la loi de police

Au-delà de la qualification de l’action, se pose également la question de savoir si l’article L.442-1, II du Code de commerce constitue une loi de police. Cette qualification permettrait d’imposer l’application du droit français indépendamment de la loi choisie par les parties ou désignée par les règles de conflit de lois.

Cette position a été confirmée par plusieurs décisions récentes des juridictions françaises. La Cour d’appel de Paris a notamment jugé que les critères de qualification d’une loi en loi de police, tels qu’établis par la jurisprudence européenne, n’étaient pas réunis s’agissant de l’interdiction de rupture brutale.

Cette jurisprudence limite donc la portée extraterritoriale de la protection française contre les ruptures brutales.

Les conséquences pratiques pour les entreprises

En attendant la décision de la CJUE, les entreprises évoluent dans un contexte d’incertitude juridique. Cette situation nécessite une vigilance particulière lors de la négociation et de la rédaction des contrats commerciaux internationaux. Le choix de la loi applicable et de la juridiction compétente revêt une importance stratégique majeure.

Pour les entreprises françaises, il est recommandé de prévoir expressément l’application du droit français dans leurs contrats internationaux, notamment lorsqu’elles sont en position de négocier ces clauses. Cette précaution permet de sécuriser l’application des règles protectrices du Code de commerce en cas de rupture de la relation commerciale. Toutefois, l’efficacité de cette stratégie dépendra de la réponse que donnera la CJUE à la question préjudicielle.

Les entreprises étrangères souhaitant commercer avec des partenaires français doivent quant à elles être conscientes du risque juridique que représente la législation française sur la rupture brutale. Une analyse juridique approfondie s’impose avant de nouer des relations commerciales durables avec des entreprises françaises.

Vers un revirement de jurisprudence européenne ?

Cette question préjudicielle constitue une invitation à clarifier, voire à réviser, la jurisprudence Granarolo à la lumière de l’arrêt Wikingerhof.

Le renvoi préjudiciel formule d’ailleurs une proposition de réponse orientée vers la qualification délictuelle, suggérant que l’action en rupture brutale devrait relever de la matière délictuelle au sens des règlements européens.

La CJUE devra trancher cette question en tenant compte de plusieurs éléments. D’une part, la cohérence de sa propre jurisprudence, notamment l’articulation entre les arrêts Granarolo et Wikingerhof. D’autre part, les objectifs des règlements européens en matière de conflit de lois, qui visent à assurer la prévisibilité et la sécurité juridique dans les relations commerciales internationales. Enfin, l’équilibre entre la liberté contractuelle et la protection des parties faibles dans les relations commerciales.

La décision à venir de la CJUE constituera un moment charnière pour l’avenir des relations commerciales au sein de l’Union européenne. Elle déterminera dans quelle mesure les législations nationales protectrices, comme le droit français de la rupture brutale, pourront s’appliquer dans un contexte transnational. Au-delà de l’affaire spécifique soumise à la Cour de cassation, c’est l’équilibre entre harmonisation européenne et diversité des droits nationaux qui est en jeu.

L’issue de cette question préjudicielle aura également des répercussions sur la stratégie contentieuse des entreprises. Une clarification de la jurisprudence européenne permettra aux acteurs économiques de mieux anticiper les risques juridiques liés à leurs relations commerciales internationales et d’adapter en conséquence leurs pratiques contractuelles. Dans l’intervalle, la prudence commande d’envisager les deux scénarios possibles et de structurer les relations commerciales de manière à minimiser les risques, quelle que soit la qualification finalement retenue par la CJUE.

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